Le commencement de la guerrre.
(Français. Texte original)
J'ai écrit ce texte il y a bien longtemps, dans un moment où l'actualité était moins tragique qu'aujourd'hui. Bien entendu, la guerre dont il est question ici est symbolique, irréelle.
Le commencement de la guerre.
Antony Fergusson dans son jardin.
Ours bien élevé, le poil épais, brossé, luisant. Il vient de se changer. Pas une tache à son costume repassé. Le faux col amidonné qu’il attache à sa chemise blanche s’incruste dans les poils de son gros cou.
Ce matin il s’est levé de bonne heure. Il a mis des vêtements usés et un tablier. Tous les mardis sont consacrés au nettoyage. Il a fait son lit au carré, après avoir changé les draps. Il a frotté l’argenterie et dépoussiéré tous les bibelots. Monté sur une échelle, il a passé un chiffon sur les portraits d’ancêtres, accrochés aux murs du grand hall. Il y a un évêque. Drapé dans la traditionnelle robe rouge il tient son missel d’une patte aux griffes délicates. Un chevalier en armure caracole et des commerçants en costume de drap fin cachent leurs crocs sous leurs babines énigmatiques. L’héritier des Fergusson a aussi savonné le marbre du hall et ciré les parquets.
Le soleil culminait dans le ciel, on approchait de midi. Cette superbe journée d’été s’avérait un peu chaude pour faire le ménage. L’ours gardait les oreilles droites, mais parfois, il ne pouvait s’empêcher d’ouvrir la gueule, pour laisser pendre la langue. Quelques gouttes de salive tombaient alors au sol et la langue reprenait bien vite sa place. Jamais il ne se serait permis ce relâchement en société. A peine, quand l’occasion s’en présentait, les autres ours pouvaient-ils voir un petit bout de chair rose effleurer des sorbets au miel. Il fallait encore aspirer les carpettes du salon japonais, le tapis de la salle à manger et ceux des chambres à coucher. La chaleur était si forte qu’Antony Fergusson se permit une liberté rare pour un ours de sa qualité. Il se secoua avec force. Sa fourrure a clapoté autour de son corps, arrachant un bouton de son tablier. Il a passé une patte sur son front en mettant le bouton de côté dans la boîte à couture. Il a repris son ouvrage. Toutes les moquettes ont reçu leur entretien. Avec un soupir il a éteint l’aspirateur. Un silence aussi haut que le grand hall a repris possession de la maison.
Comme tous les mardis, les narines d’Antony Fergusson ont goûté l’odeur de cire et de savon qui suit les grands nettoyages. Comme chaque fois que le temps le permet, il s’est assis sur les marches de l’escalier du jardin pour fumer un cigare. Cette fois il a, par exception, ouvert son tablier et dégrafé un bouton de son col. Ebloui, il plissait les yeux. Le soleil séchait la transpiration de ses poils. Le soleil assassinait les plantes. Quelques insectes bourdonnaient ça et là et les oreilles de l’ours se tournaient machinalement dans leur direction.
Comme tous les mardis, son cigare terminé, il a pris un bain, aspergé sa fourrure d’eau de toilette, collé un peu de gel à ses oreilles pour les rendre plus pointues et mis son costume de ville. Il a déjeuné de quelques oranges et de toast à la confiture. Sa petite vaisselle rangée sur l’égouttoir, il s’est installé à l’ombre dans le jardin. Assis dans un transatlantique, il tenait dans ses griffes un livre de géographie. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration. Il reposait ses membres engourdis. Il ne pensait à rien.
C’est alors que la guerre a commencé. Un bourdonnement lointain qui se transforme en vrombissement. L’ours lâche son livre et se redresse dans son pliant. Un sifflement aigu, terrifiant. Il se met debout, plie ses oreilles contre son crâne, les protège de ses pattes. Il ferme les yeux. L’explosion. Un souffle le renverse, des débris criblent le jardin. Le vrombissement s’éloigne et cesse. Antony se relève. La bouche ouverte, les bras ballants, il avale une poussière plâtreuse. De la fumée qui se dissipe émergent les ruines de sa demeure. Ses pattes arrières tremblent, il se met à genoux. A-t-il vu le transatlantique projeté dans un arbre, le livre croqué par une brique ? Il défait sa cravate et la laisse pendre. Il ouvre le bouton de son faux col et deux boutons de sa chemise. Inconscient du retour de son vieux tic, il se passe la langue sur les babines en aspirant bruyamment.
L’escalier du jardin n’a pas été touché, il mène à un tas de gravats. Des morceaux de bois cassé s’accrochent à un trou dans un pan de mur. C’est la fenêtre de la cuisine par laquelle tous les matins il contemplait sa journée. Trois colonnes du grand hall, encore debout, clament qu’elles ont un jour soutenu une maison.
Combien de temps Antony Fergusson resta-t-il là ? Il faisait plus frais quand il se leva. Il se voûta pour enfoncer les pattes dans les poches de son pantalon sali et il s’avança doucement vers les décombres. L’herbe de la pelouse lui caressait les pieds. Des griffes arrières, il retourna sans se baisser un portrait troué. Il s’accroupit pour examiner une théière en argent défoncée et trouva une photo de son enfance. Elle le montrait assis sur un banc avec sa petite sœur qui léchait un sucre d’orge. Il enjamba des poutres, il écrasa les morceaux d’un plafond en stuc du 18e siècle. Des éclats d’obus se confondaient avec les restes de l’aspirateur. Les bibelots étaient brisés, les tentures japonaises déchirées. Dans un dressoir béant, il trouva intacts, un bâton et un carré de tissu blanc à carreaux rouges. C’était le baluchon de l’oncle Rafaël, le seul à n’avoir pas eu son portrait dans la galerie des ancêtres. Il regarda ces objets tout simples qui semblaient lui dire avec une douceur oubliée : « Bonne chance, Antony Fergusson ».
Auteure, Dominique Jacqmain.
Illustration, Vanesa Moreno.
- Español -
Escribí este texto hace mucho tiempo, en una época en la que las noticias eran menos trágicas que hoy. Por supuesto, la guerra de la que hablamos es simbólica, irreal.
El comienzo de la guerra.
Antony Fergusson en su jardín.
Un oso bien educado, de pelo grueso, cepillado, brillante. Ni una mancha en su traje planchado. El falso cuello almidonado que ata a su camisa blanca se incrusta en el pelo de su gordo cuello.
Esta mañana se ha levantado temprano. Se puso ropa gastada y un delantal. Cada martes es un día de limpieza. Prepara su cama a la perfección, después de cambiar las sábanas. Frotó la plata y quitó el polvo a todos los adornos. Subió una escalera y limpió los retratos de los antepasados en las paredes de la sala principal. Hay un obispo. Ataviado con la tradicional túnica roja, sostiene su rosario con una de sus delicadas garras. Un caballero con armadura se pavonea y los mercaderes con telas finas ocultan sus colmillos bajo sus enigmáticos labios. El heredero de Fergusson también enjabonó el mármol del vestíbulo y enceró los suelos.
El sol se asoma en el cielo, se acerca el mediodía. Este hermoso día de verano estaba resultando un poco caluroso para la limpieza. El oso mantenía las orejas erguidas, pero a veces no podía evitar abrir la boca para dejar la lengua fuera. Unas gotas de saliva caían al suelo y la lengua volvía rápidamente a su lugar. Nunca se habría permitido esta falta de compostura en sociedad. Quizás rara vez otros osos apenas pudieron ver un poco de carne rosada cuando bebía su sorbete de miel. Las alfombras japonesas del salón, la alfombra del comedor y las alfombras de los dormitorios todavía tenían que ser aspiradas. El calor era tan grande que Antony Fergusson se permitió una rara libertad para un oso de su calidad. Se sacudió con fuerza. Su pelaje le rodeó el cuerpo, arrancando un botón de su delantal. Se pasó una pata por la frente y dejó el botón a un lado en el costurero. Reanudó su trabajo. Todas las alfombras habían sido revisadas. Con un suspiro, apagó la aspiradora. Un silencio tan alto como el del gran salón se apoderó de la casa.
Como cada martes, las fosas nasales de Antony Fergusson saborearon el olor a cera y jabón que sigue a las grandes limpiezas. Como hace cada vez que el tiempo lo permite, se sentó en los peldaños de la escalera del jardín para fumar un puro. Esta vez se abrió excepcionalmente el delantal y se desabrochó el cuello. Deslumbrado, entrecerró los ojos. El sol estaba secando el sudor de su pelo. El sol estaba matando las plantas. Unos cuantos insectos zumbaban aquí y allá y las orejas del oso giraban mecánicamente en su dirección.
Como todos los martes, terminó su cigarro, se dio un baño, roció su piel con agua de colonia, se metió un poco de gel en las orejas para afinarlas y se puso su traje de ciudad. Desayunó unas tostadas con naranjas y mermelada. Con los pequeños platos bien colocados en el escurridor, se sentó a la sombra en el jardín. Se sentía como si estuviese sentado en un transatlántico, sostenía un libro de geografía en sus garras. Su pecho subía y bajaba con su respiración. Descansó sus miembros entumecidos. No pensó en nada.
Entonces comenzó la guerra. Un zumbido lejano que se convirtió en un rugido. El oso dejó caer su libro y se sentó en su silla plegable. Un siseo agudo y aterrador. Se levanta, dobla las orejas contra el cráneo, las protege con las patas. Cierra los ojos. La explosión. Una explosión lo derriba, los escombros acribillan el jardín. El rugido se desvanece y se detiene. Antony se levanta. Con la boca abierta y los brazos agitados, traga polvo de yeso. Del humo que se disipa emergen las ruinas de su casa. Le tiemblan las patas traseras y se arrodilla. ¿Vio el transatlántico arrojado contra un árbol, el libro aplastado por un ladrillo? Se desabrocha la corbata y la deja colgando. Abre el botón de su cuello falso y dos botones de su camisa. Sin darse cuenta del regreso de su antiguo tic, se pasa la lengua por los labios e inhala con fuerza.
Las escaleras del jardín están intactas y conducen a un montón de escombros. Trozos de madera rota se aferran a un agujero en la pared. Esta es la ventana de la cocina a través de la cual contemplaba su día cada mañana. Tres columnas del gran vestíbulo, todavía en pie, proclaman que una vez sostuvieron una casa.
¿Cuánto tiempo estuvo Antony Fergusson allí? Estaba más fresco cuando se levantó. Se agachó para meter las patas en los bolsillos de sus pantalones sucios y caminó lentamente hacia los escombros. La hierba del césped le acariciaba los pies. Con sus garras traseras dio la vuelta a un retrato con un agujero sin agacharse. Se agachó para examinar una tetera de plata destrozada y encontró una foto de su infancia. Lo mostraba sentado en un banco con su hermana pequeña lamiendo un bastón de caramelo. Pasó por encima de vigas, trozos aplastados de un techo de estuco del siglo XVIII. La metralla se mezcló con los restos de la aspiradora. Los adornos estaban rotos, las cortinas japonesas desgarradas. En una cómoda abierta encontró intactos un palo y un cuadrado de tela blanca con cuadros rojos. Era el petate del tío Rafael, el único que no tenía su retrato en la galería de los antepasados. Miró estos simples objetos que parecían decirle con una dulzura olvidada: "Buena suerte, Antony Fergusson".
Autora, Dominique Jacqmain.
Ilustración, Vanesa Moreno.
- English -
I wrote this text a long time ago, at a time when the news was less tragic than today. Of course, the war we are talking about is symbolic, unreal.
The beginning of the war.
Antony Fergusson in his garden.
A well-behaved bear, with a thick, shiny coat. He has just changed. Not a stain on his ironed suit. The starched fake collar that he ties to his white shirt is embedded in the hair of his thick neck.
This morning he got up early. He put on worn clothes and an apron. Every Tuesday is a cleaning day. He squared his bed, after changing the sheets. He scrubbed the silverware and dusted all the knickknacks. Climbing a ladder, he ran a rag over the portraits of ancestors, hanging on the walls of the great hall. There is a bishop. Draped in the traditional red robe, he holds his missal in a paw with delicate claws. A knight in armor prances about and merchants in fine linen suits hide their fangs under their enigmatic lips. The Fergusson heir also soaped the hall marble and waxed the floors.
The sun was peaking in the sky as we approached noon. This beautiful summer day was proving to be a little hot for cleaning. The bear kept his ears erect, but sometimes he couldn't help opening his mouth to let his tongue hang out. A few drops of saliva would fall to the ground and the tongue would quickly return to its place. He would never have allowed himself this slackening in society. When the opportunity arose, the other bears could barely see a small piece of pink flesh touching the honey sherbet. The carpets in the Japanese living room, the dining room and the bedrooms still had to be vacuumed. The heat was so intense that Antony Fergusson allowed himself a rare freedom for a bear of his quality. He shook himself forcefully. His fur lapped around his body, ripping a button off his apron. He ran a paw over his forehead, setting the button aside in the sewing box. He resumed his work. All the carpets received their maintenance. With a sigh he turned off the vacuum cleaner. A silence as high as the great hall took possession of the house again.
Like every Tuesday, Antony Fergusson's nostrils tasted the smell of wax and soap that follows major cleanings. As he does every time the weather permits, he sat on the steps of the garden stairs to smoke a cigar. This time he exceptionally opened his apron and unbuttoned his collar. Dazzled, he squinted. The sun was drying the sweat from his hair. The sun was killing the plants. A few insects buzzed here and there and the bear's ears turned mechanically in their direction.
Like every Tuesday, he finished his cigar, took a bath, sprayed his fur with eau de toilette, glued some gel to his ears to make them sharper and put on his city suit. He had breakfast of some oranges and jam toast. His small dishes put away on the drainer, he sat in the shade in the garden. Sitting in a transatlantic, he held a geography book in his claws. His chest rose and fell with the rhythm of his breathing. He rested his numb limbs. He thought of nothing.
Then the war began. A distant humming that turned into a roar. The bear dropped his book and straightened up in his fold. A sharp, terrifying hiss. He stands up, folds his ears against his skull, protects them with his paws. He closes his eyes. The explosion. A blast knocks him down, debris riddles the garden. The roar fades away and stops. Antony gets up. His mouth open, his arms flailing, he swallows a plastery dust. From the smoke that dissipates emerge the ruins of his home. His hind legs tremble, he gets on his knees. Did he see the transatlantic ship thrown into a tree, the book crushed by a brick? He undoes his tie and lets it hang. He opens the button of his false collar and two buttons of his shirt. Unaware of the return of his old tic, he runs his tongue over his lips while inhaling loudly.
The stairs in the garden have not been touched, they lead to a pile of rubble. Pieces of broken wood cling to a hole in a wall. This is the kitchen window through which he contemplated his day every morning. Three columns in the great hall, still standing, proclaim that they once supported a house.
How long did Antony Fergusson stay there? It was cooler when he got up. He stooped to dig his paws into the pockets of his soiled pants and walked slowly toward the rubble. The grass of the lawn caressed his feet. With his hind claws, he turned over a portrait with a hole in it without bending down. He crouched down to examine a smashed silver teapot and found a photo from his childhood. It showed him sitting on a bench with his little sister licking a candy cane. He stepped over beams, crushed pieces of an 18th-century stucco ceiling. Shrapnel blended with the remains of the vacuum cleaner. Knickknacks were shattered, Japanese draperies torn. In a gaping dresser, he found intact a stick and a square of white cloth with red checks. It was Uncle Rafael's bundle, the only one who had not had his portrait in the ancestors' gallery. He looked at these simple objects that seemed to say to him with a forgotten sweetness: "Good luck, Antony Fergusson.
By Dominique Jacqmain.
Illustration by Vanesa Moreno.
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